19
Traquée
Je percevais la lumière sous mes paupières closes, mais je n’osais ouvrir les yeux, ne sachant ce qui m’attendait. Je fis d’abord l’inventaire de ma personne, en remuant lentement les bras et les jambes. J’étais couchée sur le dos et le bruit des vagues que j’entendais distinctement me rassura sur mon ouïe et ma probable position. Je frissonnai cependant et me rendis compte que j’étais trempée. La sensation d’engourdissement devait s’être répandue doucement dans mes membres endoloris et je me, demandai soudain depuis combien de temps j’étais là. Je sentais le soleil sur mon visage, signe que le jour s’était levé, de même qu’une brise fraîche qui venait probablement du large. Mieux valait que je m’active avant d’attraper froid ; être malade était la dernière chose dont j’aurais besoin, compte tenu des circonstances et de ma position précaire, s’il s’avérait que j’avais réussi.
J’ouvris donc les yeux et les refermai aussitôt, blessée par la force de l’astre solaire. Je me redressai lentement, m’assis et levai doucement les paupières. Je m’aperçus que j’étais sur la grève, à marée haute. Le paysage autour de moi était très différent de celui que j’avais quitté pendant la nuit. Aucune trace de village à l’horizon, ni d’une quelconque habitation. Pas âme qui vive, non plus. Le sol, couvert de sable, de gravier et de galets, se prolongeait à perte de vue le long du cours d’eau, parsemé, çà et là, de foins salés et de grosses pierres. À cent mètres en amont, une falaise escarpée se dressait sur environ un kilomètre. Devant moi, c’était plutôt une forêt de feuillus qui s’étendait loin en aval et qui semblait s’enfoncer dans les terres. Je ne savais quelle direction prendre. Longer la berge me sembla la meilleure solution, pour le moment, puisque je pourrais toujours revenir sur mes pas en cas d’échec. Je devais cependant me trouver un point de repère.
La pierre dont j’avais besoin pour mon voyage de retour était, de ce côté-ci du monde, bien en vue sur la rive plutôt que dissimulée sous l’eau. Elle occupait probablement sa place d’origine, contrairement à son alter ego. Sa taille imposante me suffirait pour la retrouver en cas de besoin. Par ailleurs, il me sembla que sa présence faisait ici partie du paysage et était acceptée pour ce qu’elle était ; son apparence différente n’avait pu échapper aux civilisations qui devaient habiter ces lieux, et le fait qu’elle soit toujours en place présumait de son importance.
Je cherchai mon sac à dos et le retrouvai à quelques mètres de moi, appuyé contre une roche couverte de mousse. Je savais déjà que son contenu serait trempé et donc inutilisable. Je pensai d’abord me contenter de ma chemise mouillée, mais, après réflexion, j’enfilai la jupe et le corsage, que j’essorai de mon mieux en espérant qu’ils sécheraient sur moi, grâce au soleil. Je restai pieds nus par contre : le cuir mouillé n’étant pas très confortable. Mon sac sur l’épaule, je me mis en route, choisissant de descendre avec le courant. On verrait bien.
Je devais marcher depuis une heure environ lorsque je perçus un bruit de galop derrière moi. Surprise, je ne pensai pas à me cacher. Je me retournai, intriguée plutôt qu’inquiète, et je vis un cavalier venant à ma rencontre. Il s’arrêta bientôt à ma hauteur et me fis un signe de tête. Je ne pus réprimer un hoquet de stupeur ; tout, dans son attitude, indiquait qu’il s’attendait à me trouver là ! Je ne savais quel comportement adopter, me balançant d’un pied sur l’autre. Je choisis finalement de me taire, n’ayant de toute façon rien à dire qui puisse être d’un quelconque intérêt en la circonstance. Par ailleurs, la seule présence de cet homme imposait étrangement le silence et le respect.
Ses cheveux noirs lui arrivaient aux épaules, tout juste un peu plus courts que les miens. Avec d’épais sourcils, une barbe de plusieurs jours, les traits tirés et des cicatrices en quantité, il avait tout du mauvais garçon. Son habillement franchement médiéval et son épée bien visible n’avaient rien pour améliorer son image. Il correspondait totalement à l’image que l’on se faisait des guerriers et des chevaliers des siècles passés, ceux qui combattaient sans aucune pitié. Mais, bizarrement, sa présence me rassurait. Je présumai que ses intentions devaient être amicales puisque, dans le cas contraire, il aurait certainement déjà réclamé son dû. De fait, il esquissa un sourire narquois et me tendit la main pour que je monte devant lui. J’eus un mouvement de recul instinctif et fronçai les sourcils. Malgré la confiance qu’il m’inspirait, je n’étais pas prête à le suivre bêtement. Ma mère m’avait bien prévenue de ne me fier qu’à moi-même dans ce monde inconnu.
— Qui êtes-vous ? demandai-je, bras croisés sur la poitrine. La langue que j’utilisai instinctivement résonna étrangement à mes oreilles, mais je choisis de ne pas m’attarder à cet aspect de la situation.
Devant ma réaction, il fronça les sourcils à son tour et son sourire disparut.
— Un Cyldias, même si je doute que ce nom signifie quelque chose pour vous, et vous, vraisemblablement une Fille de Lune, même si je ne suis pas convaincu de votre légitimité à porter ce titre. Maintenant que les présentations sont faites, fit-il avec une certaine exaspération, dépêchez-vous de monter. Les hommes d’Alejandre ne doivent plus être loin et je doute que vous ayez envie de faire leur connaissance.
« Un Cyldias…» Ce nom me rappelait vaguement quelque chose, mais quoi ? Alors que je tentais de réfléchir, malgré l’impatience grandissante de l’homme à cheval, des éclats de voix nous parvinrent, de même qu’un bruit de galopade. Nous tournâmes la tête, en même temps, pour voir une dizaine de cavaliers foncer droit sur nous. Je cessai de réfléchir et acceptai de monter. Je préférais composer avec un homme seul plutôt qu’avec une bande. Je ne tenais pas à lier trop de nouvelles « amitiés » en même temps. Une source d’ennuis potentiels à la fois…
— Accrochez-vous ! me dit-il avec son fort accent.
Nous fonçâmes droit devant nous, à une allure folle. Je ne regrettai pas un instant les cours d’équitation de ma jeunesse. S’ils m’avaient, un temps, semblé d’un ennui profond, je leur découvrais aujourd’hui une utilité certaine, me permettant au moins de tenir en selle sans nuire à mon cavalier.
Je m’attendais à ce que nos poursuivants nous rejoignent d’un instant à l’autre. Je ne cessais de me retourner, tentant d’évaluer la distance qui nous séparait. J’aurais cru qu’avec deux cavaliers notre monture serait moins rapide, mais la chasse dura peu et nos poursuivants disparurent bientôt à l’horizon. Je ne savais pas s’ils avaient abandonné ou si nous les avions distancés, et je préférais rester dans l’ignorance. Je poussai un soupir de soulagement malgré moi. Je ne connaissais pas les raisons de leur présence, ni de celle de mon cavalier d’ailleurs.
Je laissai s’écouler un long moment, espérant que mon compagnon m’adresse la parole, mais ce fut en vain. Tout en jetant de fréquents coups d’œil derrière moi, craignant tout de même la réapparition de nos poursuivants, je cherchai la signification du mot « cyldias », mais rien ne se manifesta à ma mémoire. Je rompis finalement le silence.
— Je peux savoir où l’on va ?
— Non ! Et ne me demandez pas non plus de descendre de cheval pour continuer seule, ce serait de la folie.
Le ton sans réplique ne me dissuada pas, au contraire. J’abandonnai mon ton conciliant.
— Et je peux savoir ce qui vous donne le droit d’être aussi désagréable avec moi ?
Le jeune homme soupira bruyamment.
— Probablement le fait que ma vie dépende, semble-t-il, de la durée de la vôtre et que cette situation me déplaît souverainement. Alors si vous pouviez tout simplement vous tenir tranquille jusqu’à ce que je puisse me décharger de cette pénible responsabilité, je vous en serais grandement reconnaissant.
Je m’apprêtais à répliquer, mais me ravisai. Ma mémoire venait de me donner la réponse que j’attendais, dans un passage de la lettre de ma mère à Tatie :
« Uleric tentait également, en 1973 du monde de Brume, de recréer l’ancienne confrérie des protecteurs des Filles de Lune, les Cyldias. »
Ainsi donc, ce mage présumé avait réussi. Je me souvenais cependant que ma mère n’était pas certaine que nous aurions des gardes du corps dignes de ce nom. Au vu de ce que venait de mentionner le jeune homme qui m’accompagnait, je pensai que, si sa vie dépendait vraiment de la prolongation de la mienne, il ferait un protecteur tout à fait acceptable dans les circonstances actuelles. Il valait peut-être mieux, dans ce cas, ne pas trop le contrarier. Par ailleurs, cela eût été bien joli de vouloir partir ou de lui fausser compagnie, mais pour aller où ? Je ne savais même pas si j’étais là depuis la veille ou l’avant-veille, et j’avais cru comprendre que les gens qui nous poursuivaient n’étaient pas des plus heureux de ma présence… ou de la sienne. Je soupirai. J’allais devoir attendre pour obtenir des réponses…
Nous chevauchâmes toute la journée. Je me sentais de plus en plus lasse, sans compter la faim qui me tenaillait. Le soleil descendait vers l’horizon et je me demandais où nous allions passer la nuit. Depuis le début de la journée, nous n’avions pas croisé la moindre habitation ; les champs succédaient aux forêts, et les forêts aux champs.
Nous fîmes finalement halte sur la rive d’un cours d’eau. Nous descendîmes de cheval et je m’étirai avec bonheur, mais avec une certaine raideur aussi. J’avais oublié à quel point l’équitation pouvait être physiquement exigeante pour quelqu’un qui n’était pas au meilleur de sa forme. Je regardai en direction de mon compagnon ; je m’attendais à ce qu’il m’adresse enfin la parole et soit plus loquace, mais il me dit simplement :
— Ne vous éloignez pas trop.
Il se détourna ensuite et commença à ramasser du bois et des brindilles. Devant son intention manifeste de faire du feu, mais surtout de m’ignorer, je décidai de descendre vers la rivière.
J’étais complètement couverte de poussière et mes vêtements collaient toujours à ma peau. Mon inquiétude d’être poursuivie et rattrapée m’avait momentanément fait oublier mon piteux état. Il y avait un accroc à ma jupe, fait au moment de monter en selle, et sur ma chemise, couverte des boues du large, des algues étaient encore collées. Quant à mes cheveux, ils étaient si emmêlés et poisseux que j’avais peine à y passer la main. Si je m’étais vue dans un miroir, je me serais effrayée moi-même.
Je jetai un coup d’œil à mon compagnon d’infortune. Ce dernier s’était accroupi et, tout à ses futures flammes, ne me prêtait pas la moindre attention. S’il était responsable de ma protection, comme je le croyais, le fait qu’il ne me surveille pas davantage voulait sans doute dire que je ne risquais rien. L’eau, ainsi que la chaleur prochaine du feu, offraient une perspective tentante. Si je faisais un brin de toilette ? Peut-être que j’aurais les idées plus claires ensuite… Je m’apprêtais à me diriger vers le cours d’eau quand le crépitement des flammes naissantes me fit tourner la tête. Le regard de mon acolyte était fixé sur moi. Il me fit signe de le rejoindre. Tant pis, le débarbouillage attendrait encore…
— Surveille le feu pendant que je cherche quelque chose à nous mettre sous la dent. Je préférerais conserver mes provisions, au cas où… Et je te le répète, ne t’éloigne surtout pas.
Je haussai les sourcils, croisai les bras et l’examinai des pieds à la tête d’un air hautain. Il leva les yeux au ciel, avant de me tourner le dos, sans rien dire.
— Je peux savoir ce qui vous autorise tout à coup à me tutoyer et à me donner des ordres ? Je ne suis pas votre animal de compagnie que je sache…
Il s’arrêta, se retourna et m’examina à son tour des pieds à la tête. Il esquissa finalement un sourire insolent.
— Désolé, me dit-il alors qu’il n’avait pas du tout l’air de l’être, avant d’ajouter, franchement moqueur, vous voulez bien surveiller le feu et ne pas vous éloigner, s’il vous plaît.
Il appuya fortement sur le « s’il vous plaît », avant de s’éloigner en soupirant et en hochant la tête de gauche à droite, comme s’il n’en revenait tout simplement pas que je puisse m’opposer à lui. Je soupirai à mon tour ; notre collaboration forcée risquait d’être difficile.
Il abandonna sa cape noire près du feu et disparut dans les buissons, me laissant seule. Le ciel s’obscurcissait lentement et je me demandais si les nuits étaient fraîches à cette époque de l’année, dans ces contrées. Comment le savoir ? Je ne savais même pas si les saisons et le passage du temps correspondaient à ce que je connaissais. J’étais partie à la fin juin du monde de Brume, mais je n’avais aucune idée du moment où j’étais arrivée sur la Terre des Anciens…
Il est vrai que la nature environnante ressemblait drôlement à celle que j’avais quittée. Les arbres étaient couverts de feuilles d’un vert éclatant, et l’on pouvait aisément remarquer les pousses nouvelles à leur couleur vert clair et à leurs feuilles plus pâles. Il me sembla également que la journée avait été interminable, caractéristique des longues journées d’été. J’en conclus que, si les modes de vie étaient différents, les saisons, elles, devaient être parallèles. Je remettais quelques branches sèches sur le feu quand mon cavalier réapparut avec… du poisson déjà nettoyé et de petites fraises des champs, confirmation de ma théorie sur les saisons. Je m’interrogeai cependant sur la façon dont il s’y était pris pour pêcher si vite. Je ne voyais ni canne à pêche, ni filet, et sa chemise trempée collait à son corps puissamment musclé. J’ouvris la bouche pour lui demander des explications, mais je changeai finalement d’avis. Je me voyais mal le questionner sur ses méthodes de pêche après notre curieux accrochage de tout à l’heure.
Pour sa part, il me jeta à peine un regard, s’affairant à ses préparatifs, comme si je n’étais qu’un accessoire dans son environnement. Son comportement commençait à me porter sérieusement sur les nerfs et mon irritation de ne rien savoir prit rapidement le dessus. Oubliant mes réticences, je lui lançai :
— Est-ce que vous allez me fournir une quelconque explication sur le fait que vous soyez venu à ma rencontre ou dois-je me contenter du peu que vous m’avez dit ?
« Je vous répondrai quand vous m’expliquerez ce que vous faisiez vous-même là-bas » fut son seul commentaire, ce qui eut le don de m’exaspérer au plus haut point. Je ne voyais pas pourquoi je devais lui fournir une explication. Je ne lui avais pas demandé d’aide, que je sache ; c’était lui qui était venu à la rencontre d’une supposée Fille de Lune, pas l’inverse. Pourquoi semblait-il si réticent à l’idée de devoir me protéger si c’était la raison pour laquelle, selon ma mère, il avait été formé ? Je sentis soudain monter une irrépressible envie de pleurer, autant de rage que de désespoir. Je me détournai finalement et m’assis un peu plus loin, à mi-chemin entre le feu et la berge. Je fis de mon mieux pour retrouver la maîtrise de moi-même et me faire oublier. J’attendis en silence et, ne sachant que faire d’autre, je l’observai.
Il mit les poissons à cuire sur une branche au-dessus du feu, étala sa chemise pour qu’elle sèche et se dirigea ensuite vers son cheval, qui paissait à quelques mètres de nous. Il ne l’avait pas attaché ; j’en déduisis qu’il avait pleinement confiance en l’animal. Il détacha les sangles des sacoches et revint vers le feu avec son chargement. Il me tendit mon sac à dos, avant de tourner de nouveau les talons, toujours sans un mot. Pire qu’un homme de Cro-Magnon… Je sentais que j’étais un poids pour lui, une emmerdeuse. Je poussai un soupir exaspéré.
Il avait déroulé deux grandes couvertures près du feu et il remplissait maintenant sa gourde à même la rivière. J’appris ainsi que la pollution environnementale de ma vie précédente n’était pas encore une réalité de ce monde perdu. Il m’offrit ensuite des poissons, toujours sur leur branche, comme en camping. Pas d’assiette ni d’ustensiles, mais je n’en éprouvai aucune gêne et je me rendis compte que j’étais affamée. Je mangeai, avec appétit, deux poissons et lui laissai les quatre autres. Je goûtai l’eau, puis en bus la moitié. Elle était fraîche et sans arrière-goût : un délice. Je-terminai mon repas avec une poignée de fraises.
Je me levai peu après, constatant que mon compagnon ne semblait toujours pas avoir envie de converser… Pour ma part, je n’avais pas totalement oublié la crasse dont j’étais couverte et me dis qu’une baignade nocturne serait meilleure pour mon équilibre psychologique que cet oppressant silence. Je me dirigeai donc vers le courant avec mon sac à dos, sous le regard indifférent de monsieur. J’aimais mieux courir le risque de croiser des prédateurs nocturnes que de rester avec ce malotru.
Le contact de l’eau fraîche sur ma peau nue me fit un bien indicible. Je me lavai du mieux que je pus, compte tenu de mon peu de ressources, et je fis de même pour mes vêtements. Je les roulai en une boule que je déposai sur une grosse roche pour ne pas les salir de nouveau. Je fis quelques brasses dans l’eau peu profonde, puis je sortis, légèrement apaisée. Je constatai alors que mes vêtements, même ceux qui venaient du sac à dos, avaient disparu et qu’ils avaient été remplacés par une grande couverture de laine épaisse. L’air avait beaucoup rafraîchi, et je frissonnai. Je m’enroulai rapidement dans la couverture, cherchant de la chaleur, et m’empressai de rejoindre le feu de camp qui, bien alimenté, avait pris de l’ampleur.
Mes vêtements avaient été mis à sécher sur des arrangements de fortune. Le fait que je n’aie pas entendu venir le jeune homme me mit légèrement mal à l’aise, même si je me doutais que le bruit de la rivière m’en avait sans doute empêchée. À mon arrivée, ce dernier me jeta un étrange regard et ce que je crus y distinguer, à la lueur dansante des flammes, me figea sur place. Se pouvait-il que… Je secouai la tête en signe de négation. Ce devait être les reflets du brasier qui créaient cette illusion car, dans le cas contraire, je m’en serais certainement aperçue plus tôt. Je devais cependant admettre que je ne m’étais pas attardée à ce genre de considération depuis notre rencontre.
Je tentai de réfléchir à ce que cela pouvait impliquer s’il avait réellement des iris hétérochromes. Y avait-il un équivalent masculin des Filles de Lune ? Était-il un parent de Samuvel, l’amant de Tatie ? J’en eus la chair de poule. On ne possède pas cette particularité sans raison ; j’étais bien placée pour le savoir, moi qui en avais hérité.
— Je peux savoir ce qui vous fascine autant chez moi ? demanda-t-il, narquois.
Le son de sa voix me fit sursauter et je me rendis compte que je le fixais beaucoup trop intensément. Je détournai le regard, embarrassée. Je crus toutefois apercevoir une lueur amusée au fond de son regard troublant, et autre chose aussi, que je ne pus identifier, mais qui accentua mon impression de malaise. Ne sachant que dire, je me dirigeai vers les couvertures qu’il avait étalées près du feu.
Je m’arrêtai cependant en chemin. Dans mon empressement à vouloir fuir sa présence et à me débarrasser de la saleté accumulée, j’avais oublié que je n’aurais plus de vêtements secs. Enroulée dans cette couverture qui ne m’appartenait même pas, je me sentis soudainement très lasse, mais surtout ridicule, et je soupirai bruyamment. Je ne savais pas à quoi je m’étais attendue exactement pour ma première journée dans ce monde étrange, mais certainement pas à ça !
Mon problème ne fit qu’empirer lorsque je voulus contourner le brasier, tentant d’éviter mon compagnon, afin d’aller chercher le sommeil dans un semblant de dignité. Je trébuchai dans une aspérité et m’étalai de tout mon long sur le sol dur et parsemé de pierres. Je lâchai un cri de surprise. La douleur de la chute, ajoutée à celle de l’humiliation, ne tarda pas à se faire sentir dans tout mon être et j’éclatai en sanglots rageurs. Décidément, ça allait de mal en pis.
Avant que j’aie pu faire un mouvement de plus, mon compagnon fut près de moi et m’aida à me relever, oubliant vraisemblablement son indifférence à la vue de ma détresse. Cette chevalerie spontanée et surprenante ajouta à ma désagréable impression de vulnérabilité ; comme si j’avais besoin de me sentir encore plus encombrante et gauche ! Incapable de m’arrêter de pleurer et de reprendre le contrôle de moi-même, je me pressai contre son torse nu et me laissai aller. Surpris par cet abandon soudain, il me serra maladroitement dans ses bras, me murmurant d’une voix étrangement douce que j’avais simplement besoin de sommeil. Je me calmai finalement ; ma respiration devint moins saccadée et mes sanglots s’estompèrent.
Je ne sais lequel de nous deux réalisa le premier l’étrangeté de cette proximité, mais je me sentis soudain envahie par autre chose que le désespoir et je n’osai plus faire un geste, de peur de voir mes doutes se confirmer.
Le corps parcouru d’un long frisson, il se détacha lentement de moi, comme hypnotisé. Je n’eus qu’à baisser les yeux pour savoir que je ne m’étais pas trompée. La couverture, qui me recouvrait précédemment, avait glissé sur le sol à mes pieds et la chaleur que je ressentais émanait de moi-même, mais surtout de mon compagnon. Lorsque je me décidai à lever la tête, je revis cette étrange lueur au fond de ses yeux si particuliers et je me sentis troublée plus que je ne l’aurais dû. Que m’arrivait-il, moi qui n’avais rien ressenti de semblable depuis des mois, sinon des années ?
J’avais trop souvent éprouvé cette chaleur enivrante et cette appréhension particulière lorsque j’étais jeune et éprise de liberté pour que je puisse me tromper. Mais ce qu’elle annonçait aujourd’hui me glaça jusqu’aux os, plutôt que de me griser comme autrefois. Après mon mariage, je m’étais crue à jamais immunisée contre les histoires d’un soir, et la tournure que semblaient prendre les événements m’effrayait. Je me dis d’abord qu’il s’agissait sans doute d’une réaction normale à la peur, à la fatigue et à l’insécurité, au même titre que ma crise de larmes, mais la tension palpable entre nous et le silence qui s’éternisait révélaient aussi autre chose : une attirance sexuelle aussi soudaine que réelle, et qui n’avait rien à voir avec l’amour.
Incapable de détacher mes yeux des siens, je le sentis faire un effort considérable, de son côté, pour ignorer ma nudité. Il se pencha lentement, récupéra la couverture, se releva et étira les bras pour me couvrir, tentant même de conserver une certaine distance entre nous. Il arrêta finalement son geste et je me sentis frissonner, frissons partagés entre la sensation de froid sur mon corps nu et quelque chose de plus dérangeant. Je tendis la main pour récupérer le tissu, mais, au même moment, il m’attira doucement à lui. Il me couvrit pour me protéger du froid, mais la douceur avec laquelle il le fit n’avait rien d’impersonnel. Il semblait vouloir se protéger lui-même.
— Je pense qu’il vaudrait mieux, pour vous comme pour moi, que vous vous reposiez…, dit-il d’une voix rauque, les yeux, à demi fermés, tentant de se détacher lentement.
Un moment passa avant qu’il n’ajoute simplement :
— La chevauchée de demain risque d’être encore plus longue que celle d’aujourd’hui ; vous aurez besoin de toute votre énergie.
Comme si cela pouvait rompre la magie du moment précédent ! Pendant ce qui sembla une éternité, aucun de nous deux ne fit un geste, comme si le temps s’était soudainement arrêté. Puis, sans que je le réalise vraiment, je relevai la tête pour rencontrer ses yeux étranges, mais surtout ses lèvres, qui se joignirent aux miennes pour un baiser trop bref… Il recula précipitamment, faisant « non » de la tête et jurant à voix basse.
Alors qu’il s’éloignait, je crus l’entendre marmonner quelque chose qui ressemblait à « Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Ça n’a pas de sens ». Sans même un regard vers moi, il se réfugia de l’autre côté du feu, où il s’assit la tête entre les mains, les coudes appuyés sur les genoux. Je renonçai rapidement à comprendre et pensai que je ferais mieux de dormir, comme mon compagnon me l’avait conseillé. J’aurais besoin de toutes mes forces pour continuer ce périple si les journées à venir ressemblaient un tant soit peu à celle-ci. Je m’enroulai dans une couverture, à même le sol, après avoir enfilé une chemise à peine sèche. Je mis peu de temps à sombrer dans un sommeil agité, peuplé de créatures étranges et inconnues.
Je me réveillai en sursaut, au milieu de la nuit, soudain inquiète. Un rapide coup d’œil me permit de constater que je me trouvais seule près du feu ; nulle trace de mon compagnon d’infortune. Je tendis l’oreille et crus percevoir des voix à proximité. Je n’osai me lever, de peur de faire une mauvaise rencontre. Je préférai me recroqueviller sur moi-même, soudain prise de frissons. J’entendis des pas s’approcher du brasier. Je fermai à demi les yeux, la tête enfouie dans ma couverture. Je vis deux silhouettes murmurer, penchées l’une vers l’autre. Puis elles se séparèrent, et l’une marcha dans ma direction, tandis que l’autre disparaissait dans la nuit. C’était mon compagnon qui revenait au coin du feu, et cela me rassura. J’aurais largement le temps de lui poser des questions le lendemain matin. Je me rendormis bientôt, d’un sommeil sans rêve cette fois.
Le jour pointait à peine lorsque je m’éveillai. Je sentis tout de suite que quelque chose clochait. Le temps clair et l’absence de nuages n’y étaient pour rien, pas plus que la douceur du temps. Le crépitement du feu se faisait toujours entendre, signe qu’il éloignait les bêtes sauvages et qu’il avait été nourri peu de temps auparavant. Je me tournai de côté et compris brusquement : j’étais seule, absolument seule. Je bondis sur mes pieds, scrutant les alentours, affolée. Mon compagnon avait beau ne pas beaucoup parler, ce genre de voyage est toujours plus facile à deux, surtout si l’autre connaît les contrées dans lesquelles on s’est aventuré.
Je tentai de me rassurer : il devait simplement être parti chercher de quoi manger ou alimenter le feu. Mais un examen rapide des alentours me détrompa ; il y avait plus de bois d’amassé que la veille, et un petit monticule de fruits et de viande séchée attendait patiemment qu’on lui fasse honneur, à côté de mes vêtements maintenant secs. Mon compagnon était parti avec son cheval, armes et bagages, ne me laissant que mon sac à dos. Était-ce la visite de cette nuit qui était la cause de cette désertion ? Il avait pourtant repris sa place auprès du feu. Avais-je manqué une autre visite ? Inutile de m’attarder sur la question puisque personne ne pourrait me répondre. Je soupirai bruyamment.
Je me retrouvais donc dans une situation plus incertaine que la veille, car je n’avais aucune chance de retourner d’où j’étais venue. Je n’avais pas la moindre idée de la distance parcourue, ni des changements d’orientation effectués pendant le trajet. Je fondis en larmes une nouvelle fois, ne sachant que faire ni espérer de cette folie. Mon hypersensibilité commençait sérieusement à m’irriter, moi qui avais l’habitude de bien contrôler mes sentiments.
Je n’avais pas d’autre possibilité que de choisir une direction et me remettre en route sans tarder. Je n’allais pas attendre indéfiniment ici. Tôt ou tard, je rencontrerais bien une habitation sur mon chemin. Je mangeai sans appétit et conservai, dans mon sac, les quelques fruits restants. Je m’habillai, prenant soin de mettre mes bottes cette fois-ci. Je rangeai ma cape enfin sèche, n’en ayant pas besoin pour le moment. Je remis un verre de contact, ayant perdu celui qui dissimulait mon œil brun au cours de ma baignade de la veille. Dans ce monde étrange, je ne savais pas si mes yeux seraient une bénédiction ou s’ils ne m’apporteraient que des ennuis. Lasse, j’éteignis le foyer et le recouvris de terre avant de prendre la route vers l’est. C’est dans cette direction que nous nous dirigions hier, avant de faire halte, et je présumai qu’il serait préférable de continuer par là.
* *
*
Non loin de l’endroit où Naïla avait repris la route, Alix avait attendu patiemment qu’elle s’exécute. La Fille de Lune ne pouvait aucunement percevoir sa présence, et c’est ce qu’il souhaitait. Il avait dû lui fausser compagnie peu avant le lever du jour puisque les hommes d’Alejandre allaient certainement bientôt la rejoindre, et il ne voulait pas être dans les parages quand cela se produirait. Puisqu’il ne pouvait éviter que cela arrive, il avait choisi de tirer profit de la situation en laissant Simon et sa bande faire un bon bout de chemin avec la jeune femme, jusqu’à ce qu’elle soit facile à reprendre, en fait. Cela lui éviterait bien des tourments et, surtout, lui permettrait de ne pas être trop près de l’Élue. Il se méfiait plus que jamais depuis sa réaction primitive de la veille et ne voulait pas risquer que son corps vienne une fois de plus contredire son esprit et sa vision pragmatique de la situation. Le jeune guerrier se passa une main dans les cheveux et soupira bruyamment. Les semaines à venir risquaient d’être longues et pénibles…
* *
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Je marchai droit devant moi, jusqu’à ce que le soleil atteigne son zénith, tentant de garder le cap, malgré les ruisseaux, les arbres et tout le reste. Mes talents naturels pour l’orientation en forêt me furent utiles pour la première fois depuis mes cours au cégep. Le temps était chaud et sec. Je mangeai quelques fruits tout en marchant mais, malgré mes efforts, je n’avais pas d’appétit. Je continuai sur ma lancée jusqu’en fin d’après-midi, moment où je commençai à m’inquiéter de la venue inexorable de la nuit, de ma solitude et de mon manque de ressources pour me chauffer et me protéger. Par ailleurs, je me sentais de plus en plus ridicule. C’était bien beau de marcher ainsi, mais je n’avais aucune idée de ce que j’espérais exactement et je n’avais pas non plus rencontré âme qui vive dans ces contrées désolées. À l’évidence, j’étais perdue.
J’entendis soudain un bruit de galopade derrière de moi et me pris à espérer le retour de mon singulier compagnon. Malgré ma rancune pour sa conduite quelque peu cavalière, sa présence serait rassurante. Puis je réalisai que, pour ma protection, je devrais plutôt me mettre à l’abri, afin de voir qui apparaîtrait cette fois. Un regard autour de moi me fit cependant réaliser que ce serait impossible. J’avais quitté le dernier couvert d’arbres depuis un certain temps et je ne voyais rien qui puisse me permettre de me fondre dans le paysage ; il n’y avait que des champs et des prairies. J’allais devoir faire face.
Je me retournai et compris que j’étais perdue. Ce n’était pas un, mais plusieurs cavaliers – sans doute les mêmes que la veille – qui fonçaient droit sur moi. Ils s’arrêtèrent net à ma hauteur et, comme je le craignais, je fus bientôt encerclée de manière fort peu amicale. Ils étaient sept et, à voir leurs visages fermés et leurs airs de brutes, je me dis qu’il n’y aurait probablement rien à attendre de civilisé de leur part. Dans ma situation, la fuite était hors de question et le dialogue… Je pouvais toujours essayer.
— Est-ce…
À peine avais-je ouvert la bouche que je fus interrompue par un grand brun, costaud et on ne peut plus sale. J’avais la désagréable impression qu’il me déshabillait du regard, et sa voix bourrue et arrogante n’augurait rien de bon.
— Tiens, tiens, on est perdue ? On cherche son chemin peut-être ? Vous aimeriez un peu de compagnie, ma jolie ?
Il utilisait le même langage que mon Cyldias, dont je ne connaissais pas le nom d’ailleurs. Il me regarda d’un air moqueur pendant que ses compagnons éclataient de rire ; tous, sauf un. Un homme plus âgé, de grande taille lui aussi, aux cheveux longs et châtains attachés sur la nuque, et au visage couturé de cicatrices, à l’instar de mon compagnon de la veille ; décidément, la vie devait être difficile dans ces contrées ! Il me fixait de ses yeux noirs et calculateurs.
— Ça suffit, Rufus. Nous n’avons pas le temps de nous amuser. Nous devons la ramener rapidement et je ne supporterai aucun nouveau retard. Nous aurions dû la rattraper hier si cet imbécile ne s’en était pas mêlé. Garde tes belles propositions pour les filles du château.
À l’autorité du ton, le silence s’abattit sur le groupe et certains baissèrent même la tête. Je pensai que Rufus était un prénom fort à propos pour cet homme, qui faisait davantage penser à un pit-bull qu’à un être humain. L’autre se tourna vers moi, la mine sombre. Il utilisa cependant un langage différent pour me servir son petit discours.
— Quant à vous, ne dites rien et écoutez-moi bien puisque je sais que vous parvenez à me comprendre. Ne tentez surtout pas de nous fausser compagnie. Contentez-vous de vous tenir bien sage et de nous suivre sans poser de questions. Votre présence doit passer inaperçue et je compte bien y arriver, avec ou sans votre collaboration. La première option éviterait cependant bien des ennuis, à vous comme à nous.
La menace était à peine voilée et je déglutis péniblement, en baissant la tête. Leur nombre incitait à la prudence et à la retenue. Ce n’était vraiment pas le moment de fanfaronner, d’autant que je ne savais pas s’il avait l’ordre de me ramener en un seul morceau ou si la seule condition était que je sois toujours en vie.
— Ne parlez pas, même si l’on vous adresse la parole. Contentez-vous, pour répondre, de hocher la tête en signe d’assentiment ou de dénégation. Votre accent, même faible, et votre capacité à comprendre tous les dialectes seraient trop facilement repérables, même pour les ignorants qui composent le peuple environnant, donc dangereux pour nous comme pour vous. En fait, votre vie repose entre mes mains et, croyez-moi, je n’hésiterai pas une minute à vous réduire au silence si le besoin s’en fait sentir. J’ai des ordres à respecter et je ne tolérerai aucun écart de conduite. Suis-je assez clair ?
Je répondis d’un signe de tête, incapable de dire quoi que ce soit. Il me regarda plus attentivement, de la tête aux pieds, avant de poursuivre.
— Je vois que vous avez appris à masquer vos yeux dissemblables par vous-même, ça nous facilitera grandement la tâche, surtout devant mes hommes. Par ailleurs, vos vêtements ne sont pas représentatifs de votre rang, c’est encore mieux que je ne l’espérais. N’oubliez surtout pas que votre obéissance est gage de notre survie à tous, mais davantage de la vôtre. S’il y a quoi que ce soit, vous ne vous adressez qu’à moi et à personne d’autre.
Se tournant finalement vers ses hommes, il revint au premier dialecte pour leur donner des instructions, que je ne compris qu’à demi puisqu’il me tournait le dos et les sons ne me parvenaient que par bribes. Ainsi, nul, à part lui, ne savait qui j’étais réellement puisque ses hommes ne connaissaient pas la langue que nous parlions. Ces derniers se contentaient donc d’obéir à ses ordres…
Un des hommes me fit-signe de monter en selle avec lui et me tendit la main. Cette fois, je ne m’opposai pas. Une fois installée, un autre déposa une grande cape sur mes épaules qui, une fois déployée, me couvrait entièrement. Il rabattit le capuchon sur ma tête et s’éloigna pour juger de l’effet produit. Satisfait, il reprit sa place à côté de mon cavalier, sans un mot, mais en m’adressant un bref sourire gêné. Quelque peu abasourdie par cette tirade et ce besoin de me dissimuler aux regards, je me dis que le mieux était encore de suivre les ordres et d’attendre la suite. Je fis signe au chef présumé de ma soumission temporaire et nous nous remîmes en route, dans la direction d’où ils étaient venus, mais en obliquant un peu plus vers le nord.
Je repensai à cet étrange discours et me dis que j’avais bien hâte de savoir à quoi m’en tenir. Cet homme savait que je comprenais les deux langues qu’il utilisait et que j’avais normalement des yeux dissemblables. Savait-il beaucoup d’autres choses à mon sujet ? Et pourquoi cette remarque sur ma capacité à « masquer » mes yeux ? Je ne pensais pas que ce monde arriéré connaissait les verres de contact, alors que voulait-il dire ? Il avait parlé d’un château ; était-ce là qu’ils me conduisaient ? Je ne cessais de m’interroger et je me demandais si j’aurais un jour la réponse à toutes ces questions. Je ne pus que repenser à ma situation de la veille et soupirer. Mon compagnon précédent n’était peut-être pas très loquace, mais au moins, je ne me sentais pas menacée…
Nous chevauchâmes en silence ; seuls quelques mots furent échangés de temps en temps. J’appris ainsi que l’homme qui m’avait donné des instructions s’appelait Simon. Mais je trouvais étrange que les hommes ne parlent pas davantage. Ce n’est qu’en début de soirée que je compris pourquoi. L’un des cavaliers posa à Simon une question, que je n’entendis qu’à demi. Ce dernier se retourna furieux et lui rappela de tenir sa langue jusqu’à ce qu’ils soient enfin débarrassés de leur encombrant colis. Ainsi, c’était ma présence qui les contraignait au silence. Qu’aurais-je bien pu apprendre de si compromettant puisque eux-mêmes ne savaient probablement rien de moi ?
À la tombée de la nuit, alors que je commençais à me demander si cette terre n’était pas déserte, nous atteignîmes enfin un village. Nous le traversâmes sans attirer l’attention, puis nous obliquâmes vers la droite et empruntâmes un étroit chemin de terre battue. Nous gagnâmes ainsi une chaumière de taille modeste où Simon entra, nous ordonnant d’attendre à l’extérieur. Il jugea inutile de donner des ordres à mon sujet, les cavaliers ayant d’eux-mêmes resserré les rangs autour de moi au moment où leur chef mettait pied à terre. Il valait mieux ne pas penser à leur fausser compagnie…
Le balafré revint quelques minutes plus tard et ordonna à tout le monde de descendre de cheval. Nous passerions vraisemblablement la nuit-là. La plupart des hommes se dirigèrent avec les chevaux vers les écuries, un peu plus loin. Je me retrouvai seule avec Simon et deux autres de ses hommes, celui qui m’avait adressé un sourire timide et mon compagnon de selle. Nous pénétrâmes à l’intérieur, où la maîtresse de maison me jeta un regard curieux, mais sans plus. Je me contentai de lui sourire, tout en m’asseyant à l’endroit que l’on me désigna. Je n’avais pas été autorisée à enlever ma cape, pas même mon capuchon. Je me demandais bien ce que Simon avait pu raconter pour justifier cet accoutrement déplacé à table.
Nous fûmes bientôt tous assis autour d’une longue table ou sur des bancs de fortune le long des murs. Les hommes entamèrent la conversation, mais leur chef y mit rapidement fin, craignant que l’un d’eux ne révèle, d’une quelconque façon, un renseignement important. Le repas fut donc servi dans le silence. À croire que j’étais une menace pour l’ensemble de la civilisation… Nous nous couchâmes ensuite, Simon ayant pris soin de me rappeler que je devais me faire oublier. On me conduisit à l’écart dans une chambre sans fenêtre, où je restai seule. Je dormis relativement bien pour une prisonnière et me réveillai à l’aube.
D’après les bruits qui me parvenaient, j’estimai que les hommes étaient déjà tous debout, s’activant probablement à ramasser les couvertures et les sacoches et peut-être à faire le plein de provisions. J’avais l’impression de séjourner dans une auberge. Je refermai les yeux et m’étirai lentement ; certains muscles dont j’avais oublié l’existence se rappelaient à mon bon souvenir après mes deux jours de marche et de chevauchée. Je me demandais si je tiendrais le coup encore longtemps, n’étant pas habituée à autant d’exercice en si peu de temps. Je remis cependant à plus tard ces considérations physiques puisqu’une conversation attira mon attention. Je reconnus la voix de Simon.
Il expliquait, vraisemblablement au propriétaire de l’endroit, qu’il devait se rendre au plus tôt au lac Kyr, le sire de Canac y attendant avec impatience la femme qu’ils avaient recueillie. Je tiquai sur le mot « recueillie ». Belle façon d’interpréter la réalité ! Son interlocuteur lui rappela alors de faire bien attention à ce que les hommes ne viennent pas à connaître la valeur de la femme qu’ils conduisaient. « Tu sais à quel point tu aurais de la difficulté à la mener à bon port, vu le prix qu’ils pourraient en tirer » furent ses paroles exactes. Simon lui répondit que ces crétins croyaient simplement que c’était une des nombreuses maîtresses du sire qui avait déserté.
— Ils sont certains qu’elle n’a pas opposé de résistance parce qu’elle est trop heureuse de regagner le château plutôt que de servir de proie dans la nature sauvage des environs. Comme les jolies filles cultivées sont plutôt rares, ils ne s’étonnent pas d’être grassement payés pour la retrouver.
— Sois tout de même prudent, Simon. Je ne voudrais pas perdre l’un de mes meilleurs hommes… Ils ne sont peut-être pas les plus futés, mais ils sont rudement efficaces dans le genre de besogne que je leur confie.
Simon lui donna sa parole, puis s’éloigna. Au moins, je savais maintenant pourquoi le grand brun crotté m’avait tenu ce petit discours lorsqu’ils m’avaient interceptée. Mais je préférais encore ça que de faire l’objet d’éventuels chasseurs de prime. Quoique, s’ils en venaient à s’entretuer pour ma possession, je pourrais peut-être m’éclipser. Je me levai et entrepris de rassembler mes maigres effets. Chaque chose en son temps…
Nous reprîmes la route immédiatement après que j’eus déjeuné. Je montai sur le même cheval que la veille, portant toujours cape et capuchon, qui me cachaient aux regards trop perspicaces. Nous chevauchâmes jusqu’après le coucher du soleil, dînant en selle et ne faisant que de très courtes haltes pour soulager les besoins naturels. Nous nous arrêtâmes finalement pour dormir, à la belle étoile cette fois, Simon prévenant ses hommes que certains assureraient la garde à tour de rôle. C’est un homme corpulent qui prit le premier ce poste, non loin des dormeurs.
Je ne pouvais fermer l’œil malgré la fatigue. Je surveillais la sentinelle, espérant bien inutilement qu’elle flancherait. J’avais conservé mon sac à portée de main, et la fraîcheur de la nuit, ainsi que la proximité de tous ces hommes, m’avaient fortement incitée à dormir tout habillée. Personne n’avait remarqué, cependant, que j’avais même gardé mes bottes. Je n’avais aucune idée de ce que je ferais s’il advenait que je puisse fuir, mais je me devais tout de même d’essayer. Quand on engage ce genre d’hommes pour retrouver une femme, ce n’est habituellement pas parce que l’on souhaite lui offrir des fleurs ou l’inviter à dîner. J’avais donc très peu envie de rencontrer le sire de Canac. Je réfléchissais toujours à un moyen de déguerpir lorsque le gros céda sa place au jeune homme au sourire timide. Peut-être ce dernier fermerait-il les yeux puisqu’il me semblait plus sympathique que les autres. Ses coups d’œil fréquents dans ma direction pendant le voyage, de même que ses attentions à mon égard lors des repas, me firent envisager cette possibilité avec sérieux.
J’en étais là dans mes réflexions lorsque je le vis quitter son poste, s’éloignant du campement, après un bref regard en arrière pour s’assurer que tous dormaient. Je ne pris pas la peine de réfléchir davantage. En moins de deux, j’étais debout, jetant mon sac sur mon épaule après avoir roulé en hâte ma couverture, tout en faisant le moins de bruit possible.
Je ne pouvais abandonner cette dernière, ne sachant combien de nuits je devrais ensuite passer à la belle étoile. J’avais pris soin de me repérer plus tôt dans la soirée. Je m’éloignai ensuite du feu le plus silencieusement possible. Lorsque les ténèbres furent en mesure de protéger ma fuite, je fonçai.
Je n’avais pas fait cent pas que je fus agrippée par une paire de bras beaucoup plus solides que les miens. Mon premier réflexe fut de crier et de me débattre, mais on ne m’en laissa pas le temps. Je fus bâillonnée et jetée en travers d’un cheval sans plus de cérémonie. Un cavalier tenait déjà en selle ; ils étaient donc deux. Je n’eus guère le temps d’analyser davantage la situation, car nous nous enfonçâmes au galop dans la nuit noire.
Le laps de temps qui s’écoula ensuite avant que nous ralentissions l’allure me parut une éternité. J’avais mal au ventre, la tête me tournait, mon bâillon me faisait souffrir et je sentais chaque mouvement du cheval me broyer un peu plus les côtes. Je n’en pouvais tout simplement plus. L’arrêt de la monture me fit pousser un soupir de soulagement. Je me fichais bien de savoir qui m’avait enlevée, pourvu que je puisse descendre avant d’être malade. Je me laissai glisser vers le sol, mais un bras musclé me retint afin que je puisse me tenir debout. Je gardai les yeux clos, mon cœur se soulevant dangereusement dans ma poitrine. J’arrachai mon bâillon et tombai à genoux, vomissant ce qui subsistait de mon dernier repas…
Je restai sans bouger quelques minutes, reprenant mes esprits et tentant de chasser le vertige. Je n’eus pas le temps de retrouver mon équilibre qu’une voix, que je reconnus, me demanda si ça allait. Je n’avais nulle envie de relever la tête, mais je saisis tout de même la main que le jeune homme me tendait, m’y appuyant pour me relever. Il me soutint fermement, le temps que je puisse y arriver seule. Il me demanda ensuite, d’un ton bourru, si je me portais mieux. Je lui répondis par l’affirmative, sans toutefois le regarder. Je lui en voulais de m’avoir lâchement abandonnée. Je n’avais pas envie d’entendre ses excuses, si excuses il y avait. Je lui tournai le dos et me retrouvai nez à nez avec le jeune homme qui devait supposément monter la garde un peu plus tôt. Je sursautai et il me sourit, franchement cette fois-ci, sous les rayons de la lune.
— Nous sommes désolés pour l’inconfort occasionné. Nous ne pouvions risquer que vos puissantes cordes vocales nous fassent repérer. Par ailleurs, nous avons dû agir différemment de ce qui était prévu puisque vous avez tenté de fuir avant que nous vous ayons fait part de nos intentions. Mais je crois que vous êtes en sécurité maintenant. Du moins… pour le moment. Vous pourrez donc remonter en selle de manière convenable et surtout plus confortable.
Je saisis la majeure partie de son laïus, mais ce n’est pas tant la teneur de ce qu’il me disait qui me surprit que le fait qu’il utilisait le même dialecte que Simon. Ce dernier semblait pourtant convaincu d’en être le seul détenteur dans son groupe de mécréants. Très intéressant…
— Je crois qu’avant de reprendre la route nous devrions nous présenter, puisque nous n’avons guère eu l’occasion de le faire précédemment.
Il me regarda et attendit, amusé de mon étonnement. Je me rendais soudain compte que personne ne m’avait encore demandé mon prénom depuis mon arrivée.
— Naïla, dis-je simplement.
— Eh bien, Naïla de Brume, je me nomme Zevin et voici mon illustre compagnon, Alexis.
Ce dernier hocha simplement la tête, l’air renfrogné. Un instant, j’eus envie de lui demander pourquoi il était venu à mon secours, si ma compagnie lui pesait tant, mais je m’abstins. Je finirais bien par connaître le fin mot de l’histoire. Zevin me tendit la main et je montai devant lui sans hésitation. Au moins, lui semblait décidé à converser avec moi, ce qui ferait changement.
— Je me doute que vous avez de très nombreuses questions à poser. Nous tenterons d’y répondre, mais seulement quand vous serez hors de portée des hommes d’Alejandre. Vous comprendrez aisément que nous devons repartir sur-le-champ. Plus nous nous éloignerons de mes compatriotes, mieux nous nous porterons tous.
Alexis avait, lui aussi, repris place sur sa monture. Fidèle à son habitude, il ne dit rien et s’enfonça bientôt dans la nuit. Nous lui emboîtâmes le pas sans que je sache vraiment, encore une fois, ce qui se passait. Je me demandais si je le saurais jamais.
Je m’émerveillais de voir à quel point ces hommes et leurs chevaux arrivaient à se diriger avec, pour seul éclairage, les pâles rayons lunaires. Pour ma part, je ne distinguais presque rien. Tout baignait dans une noirceur quasiment totale. On ne distinguait que des contours flous et des masses sombres. Je scrutais les alentours, tentant de m’habituer à l’obscurité, lorsque je distinguai, à quelques dizaines de mètres devant nous, une habitation éclairée. Je me pris à espérer que ce serait notre destination finale ; j’avais grand besoin d’un toit et d’un lit.